Interview du Président Giorgio Napolitano "changer le climat en Italie" "L'Express"
Intervista di Broussard con il Presidente Napolitano per il settimanale francese l'Express
Question : comprenez-vous que l'élection d'un ex-communiste à la tête de l'Italie puisse surprendre ?
GN: Je comprends que l'on me présente ainsi mais cela n'a pas été essentiel dans la perception de ma candidature. Le plus important a été mon parcours dans les institutions. Depuis presque 15 ans, je ne participe plus activement à la politique de quelque parti que ce soit. En 1992, j'ai été élu président de la chambre des députés et mon rôle a complètement changé. Ensuite, j'ai été ministre de l'intérieur dans le premier gouvernement Prodi, en jouant un rôle qui, je crois, n'était pas partisan. J'avais le souci du dialogue avec l'opposition, en particulier sur les sujets qui demandaient la convergence la plus large possible, comme la lutte contre la criminalité et la politique d'immigration. Enfin, de 1999 à 2004, j'ai présidé la commission constitutionnelle du parlement européen. Tout cela a beaucoup changé mon image.
Question : La presse vous affuble parfois du surnom de " prince rouge ", en référence à votre passé et à votre manière d'être. Cela vous dérange-t-il ?
GN : Peut-être est-ce une façon de souligner que j'ai un certain style ! Un ami socialiste espagnol m'a un jour qualifié de " cardinal rouge " ! Vous voyez, encore cette couleur: après tout, elle n'est pas tellement épouvantable ! Encore une fois, mon évolution vers des fonctions institutionnelles m'a donné une image d'impartialité qui est la clef pour comprendre mon élection. A ce propos, je regrette de ne pas avoir eu l'appui de l'opposition pour être élu par une majorité plus ample [NDLR : en Italie le président est désigné par les grands électeurs, parlementaires et représentants des régions]. Je crois que cela a notamment été la conséquence d'une campagne électorale très âpre. Silvio Berlusconi n'a pas contesté la qualité de ma candidature, mais il m'a fait comprendre qu'il n'aurait pu la soutenir vis à vis de son électorat.
Question : ce même Silvio Berlusconi et ses alliés de droite ont souvent brandi la " menace communiste " au cours de la campagne. Cela vous pose-t-il un problème ?
GN : Non. Les nombreux témoignages reçus avant et après mon élection prouvent que ces arguments d'une autre époque n'ont pas eu d'incidence dans l'opinion publique. La plupart des gens ne jugent pas avec méfiance l'élection d'un ex-dirigeant du PCI tel que moi.
Question : un dirigeant qui est toujours passé pour un réformiste?
GN : J'étais déjà en fait un social démocrate il y a 30 ans ! Et surtout j'ai fait de mon mieux pour favoriser l'évolution du PCI afin qu'il se transforme en un parti de l'Internationale socialiste. A ce propos, j'ai rencontré bien des difficultés mais cela ne m'a pas empêché de continuer dans cette voie. A partir du milieu des années 70, j'ai beaucoup dialogué avec les socialistes européens, en particulier britanniques, français, allemands. Nos différences avec les communistes français étaient profondes. Ils ont toujours considéré notre parti comme trop libéral, pas assez révolutionnaire. En fait, nous étions plus proches des socialistes. Mon meilleur ami français est Jacques Delors; j'ai aussi depuis longtemps de très bonnes relations avec Lionel Jospin, François Hollande et Dominique Strauss-Kahn.
Comment l'Italie peut-elle surmonter ses divisions ?
GN : L'Italie doit le faire, et peut le faire, en se fondant sur les valeurs constitutionnelles. Comme nous l'avons vu ces dernières années, le bipolarisme a été conçu comme un système dans lequel qui a la majorité est omnipuissant. Cela signifie la guerre totale, l'incommunicabilité absolue, aucun engagement commun. Or, à mon sens, le principe majoritaire n'est pas la dictature de la majorité. Il existe une autre conception, plus civilisée, de respect entre les coalitions en présence, malgré leurs différences. Le climat doit changer. Au Parlement et dans le pays.
S'est-il beaucoup dégradé ?
G N : Vous savez, j'ai cessé d'être député en 1996 et je ne suis revenu au Parlement qu'en 2005, en devenant sénateur à vie. A mon retour, j'ai été très impressionné par le changement de climat. Ce n'était plus le Parlement dans lequel j'avais travaillé pendant 38 ans ! Personne n'écoutait personne. Un vrai dialogue de sourds ! La majorité manquait d'esprit d'ouverture, elle ne cherchait pas à comprendre les arguments de l'opposition. De son côté, celle-ci ne voulait rien entendre, compte tenu de l'attitude péramptoire de la majorité. C'était vraiment très négatif, à la fois pour les droits de l'opposition et pour le Parlement lui-même, affaibli dans ses prérogatives. Le pays, lui aussi, a été touché. Jamais nous n'avons eu une telle confrontation ! Avec, parfois, de la haine? Mon but est de favoriser le dégel, d'obtenir que l'on se parle, que l'on s'écoute, que l'on s'oppose d'une façon correcte et raisonnable.
Question : quelle est la part de responsabilité de M. Berlusconi dans ce climat ?
GN : Je ne veux pas porter de jugement sur monsieur Berlusconi.
Question : et que peut faire le président que vous êtes ?
GN : Ses pouvoirs sont différents en Italie et en France. Ici, il ne peut pas dicter des choix politiques. Juste donner une impulsion, des orientations très générales, faire preuve de persuasion auprès des forces politiques. Aujourd'hui, il faut détendre l'Italie, surmonter l'interprétation farouche du bipolarisme et du principe majoritaire.
Question: votre âge fait de vous un " sage " aux yeux de vos compatriotes?
GN: Franchement, même si je pensais être trop âgé pour occuper une telle fonction, en voyant l'état de division du pays et le fait qu'on ait pu mieux comprendre ma candidature plutôt que celle de quelqu'un de plus jeune et de plus "politique" [NDLR : Massimo D'Alema, 57 ans], je ne pouvais pas refuser. L'opinion italienne apprécie un certain détachement qui peut être aussi, mais ce n'est pas à moi de le dire, une certaine " sagesse ". En Italie, nous n'avons pas un système présidentiel mais parlementaire, avec cette figure "neutre" ou, comme disent les constitutionnalistes, ce " pouvoir neutre ". Nous sommes dans un pays qui n'a pas de souverain. Et, dans une république, le fait de ne pas avoir une sorte de figure de " garant " peut être un point faible.
Question : Vous avez dit que vous serez le Président de " tous les Italiens ". Mais y-a-t-il, selon vous, une seule Italie ? N'existe-t-il pas des pays différents selon les régions ?
GN: C'est un autre problème : en particulier, celui du Mezzogiorno [NDLR : régions moins développées du Midi]. Il y a toujours eu, en Italie, des conditions économiques, sociales, culturelles différentes. Dans certains moments, ces différences ont diminué, puis elles ont été de nouveau plus marquées. Dans le sud, il y a encore des retards. C'est un problème grave auquel le gouvernement doit chercher des remèdes. Mais cela n'a jamais donné lieu à un sentiment d'être " étrangers " entre ceux du Nord et ceux du Sud. Même si la Ligue du Nord a tenté d'aiguiser cette situation de façon subjective, avec son vieux projet de sécession, il n'y a ni division généralisée ni ressentiments.
Question : L'Italie s'est-elle éloignée de l'Europe ces dernières années ?
GN : Le centre-gauche a souvent critiqué le précédent gouvernement sur ce point. C'est vrai qu'on a pas eu le sentiment d'un engagement vraiment cohérent de la part du gouvernement sur le terrain européen. Même si l'Italie a été parmi les premiers à ratifier le Traité constitutionnel cela ne suffit pas. Dans la tradition italienne, il y a toujours eu un équilibre entre l'engagement européen et les relations amicales avec les Etats-Unis. Mais l'Europe doit redevenir la priorité.
Question : Etes-vous d'accord avec Fritz Bolkenstein quand il dit que l'Italie est " l'homme malade de l'Europe " ?
GN : Ce diagnostic me semble assez partiel. Certes, nous avons des problèmes, notamment le poids terrible de l'endettement public et les faiblesses de notre système productif, mais en ce qui concerne la compétitivité et la modernisation de l'état social, les impasses de l'économie italienne sont semblables à celles des économies française et allemande.
Question : La coalition de centre-gauche de Romano Prodi n'est-elle pas trop fragile pour relever ces défis ?
GN : Monsieur Prodi doit faire de son mieux pour surmonter ces fragilités et gouverner. Une de ses qualités est la patience. Et il est capable de rassembler, ce qui est peut-être son atout principal dans cette situation. Je pense qu'il a de bonnes chances de réussir.
Propos recueillis par Philippe Broussard, Vanja Luksic et Paola Genone.